« Apprendre
grâce à nos erreurs et à nos facultés critiques est d’une importance
fondamentale dans le domaine des faits comme dans celui des normes. Mais
suffit-il de faire appel à la critique ? Ne faut-il pas aussi recourir à
l’autorité des l’expérience et de l’intuition ?
Dans le
domaine des faits, nous ne nous bornons pas à critiquer nos théories,
nous les soumettons à l’expérience et à l’observation. Croire que nous
pouvons avoir recours à l’expérience en tant qu’autorité serait pourtant
une grave erreur, quand bien même certains philosophes, et plus
spécialement ceux de l’école empiriste, ont décrit la perception par les
sens, et surtout par la vue, comme une source de connaissance, de
« données » à l’aide desquelles nous édifions notre expérience. Cette
description me paraît totalement erronée. Notre expérience et nos
observations ne consistent pas en « données », mais en un réseau de
conjectures et d’hypothèses qui s’entremêlent à un ensemble de croyances
traditionnelles, scientifiques ou non. L’expérience et l’observation à
l’état pur, c’est-à-dire abstraction faite de toute attente ou théorie,
n’existent pas. Autrement dit, il n’y a pas de données pures pouvant
être considérées comme sources de connaissance et utilisées comme moyens
de critique.
C’est
pourquoi « expérience », pris dans son usage courant (et dans son
étymologie : examiner, tester), correspond beaucoup plus à ce que sont à
la fois l’expérience scientifique et la connaissance empirique
ordinaire, qu’à l’analyse traditionnelle proposée par les philosophes de
l’école empiriste. Si j’exprime cette opinion, c’est pour mieux
éclairer mon analyse logique de la structure de l’expérience : analyse
selon laquelle l’expérience, et singulièrement l’expérience
scientifique, découle de suppositions généralement erronées, que nous
mettons à l’épreuve, afin d’en tirer l’enseignement qu’elles comportent.
Ainsi conçue, l’expérience n’est pas une « source » de connaissances ;
et elle ne saurait faire autorité.
Critiquer,
ce n’est pas comparer des résultats douteux avec des résultats confirmés
ou avec ce que nos sens nous apprennent, c’est comparer des résultats
douteux avec d’autres qui peuvent l’être tout autant, mais qui, étant
provisoirement acceptés, peuvent être remis en question à tout moment,
selon que surgissent d’autres doutes ou que se dessine une autre
conjecture, comme, par exemple, celle d’une expérience pouvant conduire à
une nouvelle découverte.
En ce qui
concerne l’acquisition de connaissances en matière de normes, la
situation me paraît tout à fait semblable. Là aussi, les philosophes ont
recherché des sources sûres et en ont trouvé principalement deux :
d’une part, ce qui nous fait ressentir du plaisir ou de la douleur, ou
encore l’intuition morale de ce qui est juste ou erroné (analogue de la
perception pour l’épistémologie de la connaissance factuelle) ; d’autre
part, ou alternativement, une source dénommée « raison pratique »
(analogue de la « raison pure » ou de « l’intuition intellectuelle »
dans la même épistémologie). On n’a jamais cessé de se quereller sur le
point de savoir si toutes, ou seulement certaines, parmi ces sources de
la connaissance morale, existent vraiment.
Pour moi,
nous sommes ici en présence d’un pseudo-problème. Il ne s’agit pas de
savoir si ces facultés existent, mais de décider si elles constituent
une source décisive de connaissance, susceptible de nous fournir les
données ou les bases de départ dont nous avons besoin, ou tout au moins
le cadre précis auquel puisse se référer notre critique. A cette
question, je réponds en niant l’existence de sources décisives, que ce
soit dans l’épistémologie de la connaissance factuelle, ou dans celle de
la connaissance des normes, et en niant aussi que pour critiquer nous
ayons besoin d’un cadre.
Comment se forme notre connaissance en matière de normes ? Dans ce domaine, quelles leçons tirons-nous de nos erreurs ?
Nous
commençons par imiter les autres et nous arrivons ainsi à considérer les
règles du comportement comme des règles fixes ou « reçues ». Par suite,
nous réalisons que nous nous trompons. Nous tirons de là de nouvelles
règles, etc.
Dans ce
processus, la sympathie et l’imagination, de même que l’intuition de ce
qui est vrai et faux, peuvent jouer un rôle important ; mais elles ne
peuvent en aucun cas être considérées comme des sources décisives de
connaissances.
« L’intuitionnisme »
est le nom donné à une école philosophique selon laquelle nous
possédons une faculté intellectuelle nous permettant de « voir » la
vérité. Il s’agirait donc bien d’une source décisive de connaissance,
dont l’existence a été niée par les anti-intuitionnistes, qui croient,
en revanche, qu’il existe une autre source, telle que la perception
sensorielle. A mon avis, les deux écoles sont dans l’erreur. Il existe
bien une intuition intellectuelle capable de nous persuader que nous
voyons la vérité, mais cette intuition, pour indispensable qu’elle
paraisse, peut nous fourvoyer dangereusement. C’est quand nous sommes
convaincus de voir la vérité que nous devons justement nous méfier de
nos intuitions.
Alors, à
quoi peut-on se fier, que peut-on accepter ? A cette question je
réponds : rien ne peut être accepté qu’à titre provisoire, sans jamais
oublier que, au mieux, nous ne possédons que des vérités partielles, et
que la faute ou l’erreur de jugement est inévitable, tant dans le
domaine des faits que dans celui des normes déjà adoptées. Quant à notre
intuition, elle ne saurait être crédible sans avoir été maintes fois
confrontée à notre imagination et sans être passée par la discussion de
nos erreurs, de nos doutes et d’une critique impitoyable.
Comme on le
voit, l’anti-intuitionnisme ainsi analysé diffère radicalement des
versions plus anciennes de cette théorie, et il ne contient plus qu’un
ingrédient essentiel : la certitude de notre incapacité, peut-être
définitive, à soumettre nos opinions et nos actes à un critère de vérité
ou bien absolu.
Sans doute
m’objectera-t-on que acceptable ou non, mon analyse de la nature de la
connaissance ou de l’expérience éthiques demeure relativiste ou
subjectiviste en dernier ressort, faute d’avoir pu établir des règles
absolues. Mais, même au cas où il serait possible d’établir des normes
absolues, par exemple au moyen de la logique pure, qu’est-ce qui en
serait changé ? Prouver logiquement l’existence de règles certaines et
en déduire ce que devrait être, logiquement aussi, une ligne de conduite
ne suffira jamais à convaincre ceux que les preuves logiques laissent
indifférents. »
(In :
Karl Popper. « La société ouverte et ses ennemis ». Editions du Seuil,
Paris, 1979. Tome 2. « Hegel et Marx ». Prolongements. « Faits, normes
et vérité ». « Expérience et intuition comme sources de connaissance ».
Pages 201 – 203).
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